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Rendez-vous de la jeune critique : les textes finalistes

Jeudi, 28 mai 2015

En février dernier, les cinq jeunes étudiants finalistes au concours Rendez-vous de la jeune critique ont pu profiter pleinement des Rendez-vous du cinéma québécois. Un séjour intensif sur mesure leur avait été préparé. Au programme, visionnements de films, ateliers d'écriture, le tout agrémenté de rencontres diverses avec des intervenants du milieu cinématographique québécois !

À l'issu de cette riche expérience, le prix de la meilleure critique étudiante a été décerné à Gabriel Gagnon pour Hoax Canular : de la nécessité de l’apocalypse. Ce dernier se mérite une bourse de voyage de 1 500 $ pour assister au Festival International du Film de La Rochelle en juin prochain, remise par LOJIQ - Les Offices jeunesse internationaux du Québec

La critique Helen Faradji, mentor des cinq finalistes du concours, a vraiment été épatée par ce groupe d'étudiants : « Cinq jeunes allumés, vivants, passionnés. Ça fait du bien! Ça a été très dur de trancher, parce que tous les cinq ont fait preuve de qualités vraiment impressionnantes. Mais c’est le jeu! » L’intelligence démontrée dans la compréhension de l’œuvre et son exploration en profondeur par le biais d’un argumentaire original et convaincant, la construction rigoureuse et fluide du texte critique ainsi que la vivacité de la langue et l’élégance tonique du style utilisés expliquent son penchant pour le texte de Gabriel Gagnon. 

Texte gagnant : 

Hoax Canular : De la nécessité de l'apocalypse

par Gabriel Gagnon (Montréal)

Ce n'est qu'en se mettant en position de crise que le cinéma peut rêver. L'instabilité est créatrice de forme, le doute d'imaginaire. Alors allez-y : tuez et re-tuez le cinéma! Lâchez votre confort! La subvention et le public! La caméra s'il le faut. Partez sur les chemins de l'errance, de l'essai et de l'erreur. Seulement, faites-le avec l'intelligence du révolutionnaire : évitez les moulins à vent et que seuls les rois en pâtissent! Car si l'artiste cessait de rêver ils ne nous resteraient plus qu'à mourir sur nos divans.

Hoax Canular, dernière production de Dominic Gagnon, tente l'incartade dans les zones grises du cinéma, aux limites de la création et de l'éthique. Par le montage, le found footage de vidéos amateurs prises sur YouTube, il insuffle à ces images un sens nouveau sans jamais en créer une seule. Choisissant uniquement des vidéos produites à l'aube de l'apocalypse annoncée de 2012 et principalement celles d’adolescents se mettant eux-mêmes en scène, le réalisateur construit le récit de l'appréhension de la fin du monde à travers la vision d'une nouvelle génération.

Ici c'est la parole qui est à l'honneur : celle des vlogueurs, de cette jeunesse qui monologue directement sur les plateformes interactives, sans filtre, en direct de leurs chambres, sous l'œil narcissique de leurs webcams. Et quel âge ingrat que l'adolescence! Car il n'y a aucune concession dans le montage de Gagnon. Gros plan sur le visage approximatif d'une jeunesse en formation et à la voix éraillée. Le discours qu'elle porte est expédié dans un déferlement frénétique accentué par l'utilisation du jump cut. Esthétique fréquemment employée dans ce genre de vidéos amateurs pour limiter les espaces entre les phrases, annihiler les hésitations et inscrire dans un seul souffle la parole. Travail de condensation donc, que le réalisateur amplifie en alternant rapidement un clip à l'autre. Entraîné par ce torrent, le public ne sait plus s'il rit des héros du récit ou de leurs improbables mises en scène. Car ces adolescents ne sont pas dupes de ce canular de fin du monde. Ils en font une farce, un jeu de fausse crédulité.

Et pourtant!
Pourtant, lorsqu’enfin surgit un silence qui devrait être porteur d'une respiration, d'un calme; il est insupportable. Il demande à être immédiatement comblé, que cesse l'angoisse du vide et que recommence le cortège infini du divertissement et du spectacle. Ce court vertige, ce malaise, se répète de plus en plus alors que se rapproche la fin du film et donc aussi la fin du monde. Et s’il ne s'agissait pas d'un canular? Et si la fin du monde était réellement à nos portes? Heidegger parlait d'un état de conscience, celui d' « être-vers-la-mort », nécessaire pour connecter à son authenticité. Réaliser que la mort est inévitable est essentiel pour accéder à une forme d'autonomie, pour échapper au relativisme ambiant et fixer sa réalité. Les rituels initiatiques de passage de l'enfance à l'âge adulte sont souvent l'un de ces lieux de confrontation à la mort symbolique, par la peur, l'évocation du danger.

Hélas!
Ces moments sont trop brefs pour résoudre l'angoisse et repartent immédiatement dans le jeu et la parodie, dissipant cet effet initiatique. Ils réduisent, sous une prolifération infinie de clips, le silence au silence : ils ont tué la mort! (éloge de l'oxymore, merci). Bienvenue à l'ère des potentialités non réalisées, des identités noyées! Écrasé par le chaos de l'internet, le regard ne sait plus se fixer, l'individu perd sa consistance. Confrontés au trait clignotant du moteur de recherche, tous les choix singuliers perdent de leur valeur puisqu'ils n'ont aucune influence sur le nuage.

Hoax Canular ne sera distribué sur aucun écran, dans aucun magasin, sur aucune plate-forme. La projection continuera d'être confidentielle, de se résumer à quelques festivals, à quelques galeries d'art pour initiés. Pour des raisons de public restreint, mais surtout d'éthique : le film détournant le sens d'images en frôlant la moquerie, sans respect des droits d'auteurs. Malgré tout, il s'agit d'une œuvre essentielle pour toutes les questions qu'elles posent : que faire de cette masse cacophonique et infini de vidéo? L'artiste - et plus encore le cinéaste - n'a-t-il pas la capacité de choisir de ce chaos les images révélatrices d'une certaine vérité poétique? Un arbre existe-t-il si personne n'écoute sa chaîne YouTube? Le cinéma doit parfois prétendre à ce qu'il n'est pas pour devenir ce qu'il devrait être, croire en ses mensonges pour qu'ils deviennent réalité, à ses canulars pour qu'ils deviennent des fins du monde.

Textes finalistes :

L’infinie perdition

par Léyla Caminel Lachance (Montréal)

Rien n’est plus difficile que de se confronter à soi-même, d’aller de l’avant malgré les vulnérabilités qui nous assaillent et un individu peut stagner face à la crudité des phénomènes qui l’entourent. L’errance existentielle, thème riche et largement exploité au cinéma, ne retrouve pourtant pas dans Les Loups de Sophie Deraspe toute la potentielle véhémence du sujet et se perd dans une structure tout aussi affamée que son propos.

Élie (Evelyne Brochu), jeune montréalaise confrontée au choix d’une grossesse, éprouve le besoin d’enfin aller à la recherche de son père dont elle ne connaît que le nom et de panser ses lacunes identitaires. Elle atterrit alors dans un environnement quelque peu hostile, autant par l’atmosphère hivernale de cette région nordique, que par la méfiance qu’auront les gens du village envers elle. S’installe alors cette confrontation de deux univers, où la jungle urbaine n’a d’égal que la sauvagerie des régions. Les préjugés y sont maintenus à la fois par la représentation des personnages et par le choix des images montrées, car on y illustre des gens au destin inéluctable, restant réticent à l’altérité et au changement et qui, même «tissés serrés» sont incapables de réelle communication. L’écart se creuse encore davantage à la vision de certaines de leurs mœurs, où la chasse au loup de mer est utilisée comme image-choc, apparaissant forcément comme archaïques et tribales, à la fois à Élie et à nous en tant que spectateur, et ce malgré la tentative de rapprochement de ces mondes, où les bovins sont découpés avec autant de barbarie en métropole. Le message est clair : nous sommes de la même espèce même si nous ne mangeons pas la même viande, même si notre culture diffère. N’empêche que la douce stigmatisation nous distancie, alors que le film se voudrait inclusif. Au final, chacun reste chez lui, à l’exception d’Élie qui, bien qu’elle aurait pu être abattue comme ce loup de mer égaré, rejoindra finalement la meute et apprendra à l’apprivoiser. Ainsi tourne le monde des loups. Il faudra le drame de deux pêcheurs perdus en mer pour que survienne enfin la rescousse de la jeune sœur égarée dans la métropole pernicieuse.

Par ailleurs, tout autant que d’être assujettis au dictat du folklore qu’on leur impose, les personnages sont surpassés par l’espace infini où la nature règne en maître. Ce paysage qui rappelle les vastes horizons allemands enneigés des toiles de Friedrich a tôt fait de nous manifester la supériorité de la nature sur l’être humain et l’angoisse existentielle que cette idée peut engendrer. Mais bien que les remous de ces vagues et le vent de ces plaines nous hypnotisent, ils ne sauront nous anesthésier complètement des lacunes du film. Tout comme son héroïne, Les Loups dérive. L’errance est la mélancolie du quotidien et, bien que douloureuse, elle est un passage obligé dans l’existence humaine. Cependant, l’expression de cette perdition ne doit pas être un prétexte à la stagnation de l’œuvre. Le film de Deraspe semble chercher le consensus ce qui délaisse la poésie de la quête au profit d’une exploration indolente de l’existence humaine. La prise de risques, pourtant présente dans le passé de la cinéaste (Rechercher Victor Pellerin, Les signes vitaux) et dont le film aurait grandement pu bénéficier, est annihilée à travers une construction dramatique sans véritable audace.

Si les Robert Morin, Rafaël Ouellet et autres Jean-Marc Vallée de ce monde font régulièrement référence aux méandres de la quête identitaire, tel le récent Wild de ce dernier, mettant également en scène les conséquences existentielles de l’amputation d’un parent, c’est pour mieux rendre compte de l’état actuel d’un peuple. Ces personnages torturés, incompris et instables qui vacillent régulièrement sur les écrans québécois semblent toujours vouloir nous véhiculer ce spectre d’un inconscient collectif en perdition. L’individuel ne paraît plus avoir d’appartenance profonde à la communauté, pourtant vitale à une société, faute sans doute de réel projet rassembleur depuis trop longtemps. 

Hoax Canular: La liberté d'expression

Par Justin Charbonneau (Montréal)

« What the f*ck did I just watch!?! » se dira un bon nombre de spectateurs confus, certains affirmeront même que ce qu'ils ont visionné n'est pas du cinéma, ni même de l'art, qu'on n'a pas le droit de faire ça, que c'est du « gros n'importe quoi », que le réalisateur rie de notre gueule. Il faut tout de même reconnaître qu'il est difficile d'être en désaccord avec ces gens d'une certaine manière, car le film est effectivement délicat à défendre. Le réalisateur québécois Dominic Gagnon signe sa conclusion après sa trilogie de web qui comprenait les films documentaires: RIP in Pieces America, Pieces and Love All to Hell et Big Kiss Goodnight.

Hoax Canular est un film composé entièrement de found footage que le cinéaste a récupéré sur le site d'hébergement YouTube. En s'appropriant des morceaux recyclés de clips personnels, le cinéaste construit par le biais du montage, un film en rapport avec l'inévitable fin du monde de 2012 commentée par de jeunes utilisateurs de la populaire plateforme web. Fait particulièrement intéressant, le film de Gagnon n'a nullement eu besoin d'une caméra pour être réalisé. Alors comment le spectateur doit-il se positionner quant à l'évaluation du film, tout en étant juste et équitable?

La question est pertinente, car le film nous offre une quantité de pistes de réflexion qui sont complexes à décortiquer. De plus, on ne sait pas trop quelle attitude adopter face à un film qui nous bouleverse par l'entremise d'un montage apocalyptique où les témoignages et les images de destruction se suivent l'une à la suite de l'autre sans jamais nous laisser le temps de respirer.

On a tendance à croire que les « personnages » du film sont ridiculisés ou même exploités par son maître. Au contraire, nous avons plutôt l'impression qu'il les libère, que le cinéaste donne à ses « protagonistes » une nouvelle voix, l'expression d'une jeunesse libre désirant se faire un nom parmi nous tous (et de se faire partager leur vidéo). En employant ces techniques plutôt inusitées, le cinéaste repousse les limites du cinéma, ne voulant plus être à son service, mais à l'inverse, que le cinéma soit à la Mercy du réalisateur, comme les peintres d'abstraction et leur rapport avec la nature et la couleur. On constate que le réalisateur québécois refuse de capter ce qu'il perçoit dans l'œil cinématographique.

Les différents témoignages nous font découvrir un visage jeune d'une société particulièrement fascinante et diversifiée. Cette génération juvénile propose au spectateur leurs soi-disant actes de résistance face aux médias de terreur. Ils n’ont aucun embarras de s'exprimer à leur public, par un discours (souvent hilarant) identitaire, authentique, mais surtout libre.

Plusieurs références cinématographiques peut même nous venir à l'esprit lorsqu'il est question d'Hoax Canular, des fois on a le sentiment de se retrouver dans une dimension onirique accompagnée de répétitions comme dans Spring Breakers ou de ressentir une angoisse constante à cause du regard caméra dirigée vers le spectateur comme dans The Blair Witch Project. On retrouve même des adolescents recréer des scènes de survie inspirée par The Walking Dead, ces derniers reprennent de leurs manières les conventions du cinéma américain en employant des moyens « explosifs », s'identifia ainsi à des Michael Bay de la pauvreté.

Peu importe ce qu'on pense du cinéma de Dominic Gagnon et plus particulièrement de ce plus récent long métrage, personne ne sera laissé à l'indifférence. Au contraire, il laissera planer le doute chez le spectateur qui ne sera pas trop comment réagir après ce martelage audiovisuel à la Clockwork Orange. Cette liberté d'expression qu'on retrouve dans le film nous est traduite par une intéressante expérimentation des possibilités du médium cinématographique. Par contre, le film ne sera évidemment pas pour tous les goûts et semble s'épuiser avec ses 95 minutes.

Le cinéaste semble envoyer un message encourageant chez cette jeune génération qui aspire à la création d'objets fascinants malgré les contraintes qui leur sont imposées. Un film particulièrement propice à l'analyse plutôt qu'à la critique.

En d'autres termes, « Who the f*ck am I to judge if this shit is good or not? »

LA JEUNE FILLE ET LA MER

Par Céline Gobert 

Il y avait déjà tout des Loups dans Moi, la mer, elle est belle, court-métrage réalisé par Sophie Deraspe en 1999 : l'idée d'une authenticité de la nature versus l'artificialité de la civilisation, le rapport de l'homme à son espace (et vice versa), l'inscription du corps humain (périssable, éphémère) dans un cadre naturel souverain, atemporel, amoral. Point de hasard à ce que Sophie Deraspe se colle à une héroïne (Evelyne Brochu, impeccable) en quête de père tant son cinéma fouille, creuse et cherche, sinon la vérité et l'Origine, du moins un sens, une signification à soi-même. Lorsque Elie débarque sur une Île de l'Atlantique Nord, c'est d'abord et avant tout en quête d'elle-même. Tout le film se place ainsi sous le signe de son lent façonnement identitaire – et à l'image de cette belle et métaphorique entrée en matière évoquant l'accouchement et l'idée de naissance (la porte du ferry s'ouvre, la lumière aveugle, le bateau expulse Elie sur l'Île), Sophie Deraspe multiplie les évocations formelles éminemment intéressantes. Point de hasard non plus à ce que dans Les Loups, Deraspe filme la mort hors de la sphère morale : la Nature entretient un rapport vidé de toute éthique à la carcasse, au cadavre. Les hommes et les femmes de l'Île chassent les loups marins seulement dans le but de se nourrir, pour perpétrer les traditions ancestrales. Ce rapport à la mort, au corps, ainsi que les recherches d'identités et d'appartenance qu'il entraîne, traverse autant Les Loups que l'ensemble de son cinéma - des interrogations de Rechercher Victor Pellerin (nos identités sociales factices) aux considérations des Signes Vitaux (notre spiritualité innée, notre rapport à la foi, annihilés par l'urbain et l'industriel).

D'emblée, Elie est l'étrangère. Une fois encore, Deraspe revient à la difficulté d'établir son lien au monde lorsque l'on semble n'appartenir à rien - ni groupe, ni famille, ni « meute ». Cette altérité est vécue et filmée comme menaçante. Dans la première partie du film, la réalisatrice québécoise joue ainsi avec les codes du film d'horreur et de l'enfermement, comme le faisait l'excellent Tom à la ferme de Xavier Dolan l'an passé (dans lequel jouait Brochu d'ailleurs). La caméra observe souvent Elie de dos, insaisissable, méfiante, fermée à l'autre. Elle perçoit l'Autre comme inquiétant, bizarre, violent : qu'il massacre sans pitié un phoque égaré sur une plage ou qu'il morde furieusement dans le cœur encore chaud de la bête, l'inconnu est pour elle une menace. Elle représente « la fille des villes », comme les locaux l'appellent, et plus globalement cette civilisation qui voit dans le rapprochement de l'homme avec son cadre naturel et ses racines, un état inférieur. Deraspe, rousseauiste, s'acharne à distiller sa conviction du contraire : plus proche de la nature, l'homme est plus proche de ses vieux, il vit en harmonie avec les différentes générations (en opposition avec le cadre urbain des Signes Vitaux dans lequel elles se déchiraient face à la terreur d'une mort prochaine), plus proche de la nature, l'homme a un rapport plus sain à la mort - il peut et il sait pleurer ses morts (le long plan sur le visage en larmes d'une vieille dame à la fin des Loups), en opposition au refus de toute morbidité (l'héroïne des Signes Vitaux qui refuse de voir le corps sans vie de sa grand-mère).

Au fur et à mesure que s'opère l'ouverture des protagonistes les uns aux autres, et qu'Elie construit son identité, Deraspe, en pleine maîtrise de ses sujets (propos et personnage), « libère » davantage son héroïne (du cadre et d'elle-même) : elle pleure, elle fait l'amour, elle danse, elle boit, elle crie. Elle est en vie. Elle est davantage filmée face-caméra, elle n'est plus isolée. D'ailleurs, en milieu de film, il y a un plan hallucinant, et foudroyant d'émotion, qui traduit ce dernier point : Elie, son demi-frère handicapé et leur père qu'elle vient tout juste de rencontrer, se tiennent côte à côte, assis dans un canapé, et regardent face à eux. Soudain, Elie éclate en sanglots. De cette réunion d'êtres perdus, dans un même plan, mutique, triste et cocasse, Deraspe résume l'existence: absurde, belle, et dure tout à la fois. Relevant sans un mot des contradictions dans une image (autre marque de fabrique de Deraspe, souvenons-nous de ce plan significatif qui réunissait un chien derrière une vitrine d'une galerie d'art et un sans-abri à terre dans Rechercher Victor Pellerin), ce plan dans Les Loups exprime la douleur de l'acceptation : celle de la condition humaine, de la mort intrinsèque à la vie, ou encore de la nature pervertie de l'homme urbain. La Nature, dans le cinéma de la cinéaste, reconnecte l'homme à son prochain, possède des vertus qui viennent nourrir l'âme; Nature qui le délivre, qui le questionne face à un fonctionnement autarcique – milieu de l'art dans Rechercher Victor Pellerin, ou unité de soins palliatifs d'un hôpital dans Les Signes Vitaux. Les loups du titre, ce sont les habitants de l'Île - solitaires, mais solidaires et connectés. Lorsque les bruits du bar, les volutes de cigarettes d'un homme seul et le morceau Ocean of Noise d'Arcade Fire se mêlent à la fin du film, le contraste (avec les vagues, majestueuses et sublimes, observées le reste du temps) est saisissant. Tout est dit, du vrai et du faux (autre thème récurrent chez la cinéaste), d'un cadre naturel (qui ne ment pas, salutaire) contre une société (qui fabrique, qui emprisonne). Même si certains des parallèles du film poussent les évidences aux limites du trop-plein et du mélo (on pense aux associations moins subtiles entre avortement d'un personnage/accouchement d'un autre, ou, les retrouvailles d'un père/la perte d'un autre), Deraspe réussit une nouvelle fois à se glisser entre le féroce et la douceur, entre la beauté et la monstruosité des choses ; des choses « aussi belle(s) qu'elle(s) peu(vent) être mauvaise(s) », comme le disait déjà une habitante des Îles de la Madeleine au sujet de la mer, dans Moi, la mer, elle est belle.

Un mantra à la dérive

par PAOLA MARTINEZ (Trois-Rivières)

Une fenêtre rétrécie encadre un pâle horizon lointain, la lumière se balade sur la chaise suivant le rythme du vent qui soulève le rideau. Le visage clair d'une femme émerge doucement de la noirceur et, comme un vers souple, l'image de la mer incolore s'agitant inlassablement, sinue entre les strophes d'un chant mystique. Débordant de lyrisme, Transatlantique explore la question de la relation entre l'homme et le sacré à travers des métaphores dont le sens est drapé par le contraste de mouvements, substances et formes qui naît de l'opposition entre la routine à huis clos et la vastitude et l'imprévisibilité des eaux. La profondeur du symbolisme et la sublimité de son abstraction font de ce documentaire une odyssée contemplative où les hommes et le transcendantal se fondent et se confrontent.

À bord d'un cargo qui traverse l'océan Atlantique, Félix Dufour capture les moments les plus intimes et les plus courants du quotidien des mariniers pour révéler des instants de prière, de chant, d'enfermement, de réjouissance, d'ouvrage, de partage, de silence et de solitude. Néanmoins, la fixité de la caméra et l'étroitesse du cadre génèrent une distance et un ton impersonnel dans ces images qui juxtaposées aux enivrants plans des vagues, des cheminées se rapprochant du port, de la pluie giflant les fenêtres, de la proue oscillante, de la colossale cale vide et de la machinerie labyrinthique, acquièrent un tout autre sens qui dépasse le symbolisme immédiat des objets et fait appel à la recherche du principe premier de ceux-ci.

Cette abstraction est accentuée par une esthétique en noir et blanc, qui à la fois supporte la construction de concepts où la vulnérabilité de l'homme face à la nature et l'intime connexion qu'il érige avec celle-ci sont mis en relief. De cette façon, les images et les sons qui évoquent la foi, la technique, le travail, le jeu, la faiblesse, la survie, la routine et l'absolu, s'entrelacent pour former une complexe mélodie qui retrace les premiers rapports de l'homme face au monde.

Le caractère aérien de cette harmonie se doit en grande partie à la solide présence du hors champ qui ne peut qu'être ressenti, imaginé ou deviné à partir d'ombres, de sons ou de fragments. Souvent, cette présence se manifeste plusieurs plans à l'avance de sorte que la nature propre aux espaces et au temps est déformée, ce qui, ajouté à la mécompréhension des dialogues, fait de ce film un poème mythique qui prend place dans un non-lieu. Dans sa forme, son contenu et son rythme, le film exhale la même étrangeté et majesté onirique qui suscite la présence des signes du Divin dans le monde humain. N'est-il donc l’essence du film même, en tant qu'art, qu’une façon de chercher un monde plus riche, plus puissant, plus libérateur, plus profond, plus proche du sacré?

La décontextualisation et l'abstraction impriment ainsi dans l'œuvre un radical relief philosophique inépuisable en réflexions aussi simples que poussées sur le rapport symbolique qui entretient l'homme moderne avec la nature, le travail, l'art, le divin et le mondain. Bien que le film soit achevé dans son esthétique et son propos, toute sa valeur et son sens viennent se complémenter dans l'appropriation que chaque personne se fait du film, ce qui confère à cette solennelle pièce un caractère fortement intime et personnel.

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